ILS étaient en train de déjeuner au bord de la plage. La plus grande partie de l’étage supérieur de l’île était occupée par une piscine d’eau de mer qui imitait un morceau d’océan bleu et son rivage. Des vaguelettes venaient mourir sur du sable blanc. Il y avait là, comme partout dans les rues et les jardins, beaucoup de monde, enfants, hommes et femmes se baignant en maillots ou nus. La brise était tiède, une douzaine de vrais palmiers donnaient à la fausse plage un faux air californien.

— On change le décor chaque année… Personne ne supporterait l’idée de fréquenter la même plage pendant dix mille ans…

— Il n’est pas possible…, dit Jeanne…

… cela venait de la frapper brusquement malgré la drogue… L’extravagance de cet avenir.

— … Que vous envisagiez de vivre dix mille ans ici, sans bouger, sans sortir, enfermés sous ce couvercle ? Même pas mille ans ! Même pas cent ans !… Tu es ici depuis combien de temps, déjà ?

— Depuis dix-sept ans… Mais il me semble que je suis arrivé la semaine dernière… Tout est tellement excitant, fabuleux !…

Jeanne le regarda en penchant un peu la tête, comme fait un oiseau. Elle dit doucement :

— La semaine dernière ?… Moi je t’ai cherché pendant un siècle…

— Je te demande pardon…

Il s’inclina vers elle et lui prit la main entre les siennes. Elle la retira lentement, en la regardant… Sa longue main devenue sèche, sa main d’aventures et de batailles, sa main d’aujourd’hui. Que faisait-elle, incongrue, entre ces deux mains d’hier ? Se souvenait-il, lui, de ce qu’elle avait été, cette main, avant ce siècle de course ? Se rappelait-il comme elle était douce et chaude ? comme elle se promenait sur lui et le goûtait de toute sa peau, comme elle savait le ramener à la vie, après l’exquise fatigue ?… Rue de Vaugirard… Où était-ce ? Dans quel univers perdu ?… Cette main n’était pas en ce temps-là et en ce lieu… Ce n’était pas la même… Le temps ne modifie pas les corps, il les remplace. Rien de commun, rien, entre Jeanne de Vaugirard et celle d’aujourd’hui. Rien…

— J’ai été folle… Je courais après quoi ? Notre jeunesse ? Eh bien, je l’ai attrapée…

Elle était lucide, mais sans tristesse. La drogue la rendait indifférente, minérale. Il hocha la tête :

— Notre jeunesse ?… Qu’est-ce que ça veut dire ?… Qu’est-ce que ça signifie, avoir trente ans ou cinquante ans, devant les milliers d’années que nous avons à vivre ?… Nous sommes tous les deux ensemble au commencement de tout… Nous vivons nos premiers jours, nous sommes des nourrissons !…

Il lui reprit la main, en souriant. Elle le laissa faire, elle regardait sa main dans ses deux mains, comme un objet étranger. Elle était effarée. Il avait raison, c’était vrai, qu’est-ce que ça signifie vingt ans de plus ou de moins devant un temps qui n’a pas de fin, devant une durée inimaginable ?… Cette main sèche entre ces deux mains neuves pendant dix mille ans… ?

La cloche sonna paisiblement midi. C’était la cloche lente d’un clocher de village, telle qu’on l’entend lorsqu’on s’en est un peu éloigné, un soir d’été, parmi les prés qui deviennent frais. On l’entendait partout dans l’île, et où qu’on fût elle était à la même distance, renseignait sur l’heure sans en donner l’obsession, familière, charmante, un peu mélancolique quand venait, avec la lumière bleue, le moment de dormir.

— Midi seulement !… Je t’ai beaucoup baladée, ce matin. Tu n’es pas fatiguée ?

— Non, ça va… Il n’y a pas moyen d’éviter ça ?

— Éviter quoi ?

— Les gens qui arrivent, comme moi, sans avoir reçu les virus, est-ce qu’ils subissent tous la contagion ?

— À peu près tous… Il y a quand même des exceptions… Au Moyen Age, quand une épidémie de peste faisait le tour du monde, il y avait quand même des réfractaires qui n’étaient pas malades… Le JL3 est plus contagieux que la peste, mais il rencontre aussi des résistants. Nous en avons eu deux.

— Il y a ici deux personnes qui vieillissent ?

Comme des gens ordinaires ?

— Non… Il semble, d’après les observations que nous avons faites, que si la contagion ne s’est pas manifestée au bout de deux mois, c’est que l’organisme est immunisé contre le contact banal du virus. Les deux personnes en question, au bout de ce délai, ont demandé à recevoir une injection… On prend du sang à un porteur de virus, du même groupe, et on l’injecte dans une veine. Au bout de quelques heures, le JL3 s’est installé…

Il avait toujours entre ses mains la main de Jeanne. La drogue aidant, elle n’y pensait plus, et lui ne savait plus qu’en faire. Il la souleva jusqu’à ses lèvres, l’effleura d’un baiser léger, et la posa délicatement sur la table, objet fragile, objet ancien…

— Mais si on ne veut pas recevoir l’injection, on n’est pas obligé ?

— Personne n’est obligé à rien…

Le Grand Secret
titlepage.xhtml
Le Grand Secret - Barjavel_split_000.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_001.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_002.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_003.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_004.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_005.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_006.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_007.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_008.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_009.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_010.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_011.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_012.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_013.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_014.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_015.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_016.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_017.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_018.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_019.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_020.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_021.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_022.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_023.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_024.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_025.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_026.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_027.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_028.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_029.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_030.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_031.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_032.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_033.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_034.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_035.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_036.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_037.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_038.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_039.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_040.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_041.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_042.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_043.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_044.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_045.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_046.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_047.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_048.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_049.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_050.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_051.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_052.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_053.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_054.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_055.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_056.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_057.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_058.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_059.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_060.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_061.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_062.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_063.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_064.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_065.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_066.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_067.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_068.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_069.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_070.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_071.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_072.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_073.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_074.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_075.htm
Le Grand Secret - Barjavel_split_076.htm